Mémoires d’Hadrien

« Animula Vagula Blandula. Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fût ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus … Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts… »

Ces mots sont les derniers de « Mémoires d’Hadrien » de Marguerite Yourcenar.

Pourquoi parler d’Hadrien dans un hommage à Jacky Morael ? Parce que Jacky a quelque chose d’Hadrien. Il a amené les écologistes à prendre part à la gestion du pouvoir, il a fait de la négociation et de la diplomatie un des piliers de son action politique. Il a cherché à construire des ponts avec ses adversaires tout en affirmant la spécificité de l’écologie politique. Il a construit et maintenu la paix et le rassemblement au sein d’Ecolo. Enfin, il a été, toute sa vie durant, extrêmement soucieux des générations futures. Les générations futures au sens global comme tout écologiste bien entendu. Mais aussi au sens de ceux qui incarneraient le message écologiste après lui. Il était soucieux de transmettre un héritage fort. Et il a réussi. Le nombre de personnes qui doivent leur engagement politique à Jacky Morael, toutes générations confondues, est immense.

Aujourd’hui, j’enfile le costume de porte-parole. Je parle aux noms de ceux que l’on pourrait appeler les petits-enfants politiques de Jacky, au nom de toute une génération d’écologistes qui eux aussi ont été, sont toujours et resterons toujours inspirés par son action et son héritage politique. Jacky est une sorte de Yoda pour les jeunes jedi et padawan de l’écologie politique. Un maitre, un sage, un modèle, une inspiration.

La première fois que j’ai croisé son chemin, c’était à la fin de la campagne communale de 2006. Il avait déjà fait un pas de côté, mais il était bien présent pour soutenir et conseiller Bénédicte Heindrichs. Il n’a jamais cessé d’être là pour les écologistes liégeois. J’ai été son dernier assistant parlementaire de 2011 à 2014 lorsqu’il était sénateur. Je le retrouvais tous les matins sur le quai de la gare où il m’accueillait avec un « Ca va gamin ? ». Il adorait refaire le monde avec les autres sénateurs, avec les militants, autour d’un café entre deux interpellations, deux points du conseil de Fédé ou lors du boulet-frites qui clôt une journée de campagne. Je me souviens de longues et passionnantes discussions tant avec des sénateurs expérimentés qu’avec les nouveaux venus, toujours ce souci des nouvelles générations, quelle que soit leur couleur politique. Pendant trois ans, j’ai été très proche de lui, de son travail, de ses soucis, de ses peurs, de ses douleurs, mais aussi de ses joies, de ses rires, de sa clairvoyance, de son esprit vif, de son humour,… de ses passions. J’ai bien sûr vu un peu d’ombre, mais j’ai surtout vu de la lumière, une grande lumière jusque dans son regard bleu et perçant rempli d’une lucidité impressionnante. A chacune de ses interventions, en bureau de parti, en commission, en plénière au Sénat ou dans les médias, assis à côté de lui, ou de l’autre côté de la vitre d’un studio d’enregistrement, ou en tribune, ma première réaction était souvent la même : WAW, quel génie !

Alors … Verba volant, scripta manent ! Les paroles s’envolent, les écrits restent. Un des derniers projets que nous avons eu ensemble, c’est en quelque sorte de donner un aperçu de son extraordinaire parcours politique mais aussi de sa pertinence d’analyse, de sa lecture des enjeux, de ses méthodes, de sa stratégie et de sa force de proposition tout en combinant cela avec son souci permanent de transmettre. Il en est sorti un bouquin dont le titre est « Générations Vertes ». A travers des dialogues avec une douzaine de jeunes de ma génération, c’est une leçon de vie autant qu’un enseignement politique qui sont apparus, un témoignage rempli d’expérience et d’anecdotes au travers desquelles se dessine toute la cohérence d’un homme qui a marqué de son empreinte une page de l’histoire de notre pays. L’expérience fut belle à vivre : Jacky nous recevait chez lui, avec sa cuisine conviviale, les vieilles coupures de presse ressortaient, les blagues et les répliques fusaient, nous étions nourris de ces échanges… Aujourd’hui, ces discussions envolées et réflexives prennent une toute autre dimension et nous saisissons profondément la portée de son investissement. Nous en sommes émus et infiniment reconnaissants.

Ce que tu as su transmettre, toi Jacky, est immense, pour les écologistes de tous les pays et de toutes les générations. Sois tranquille, ton héritage politique est porté par un très grand nombre et nous le préserverons. Comme l’a dit un autre de tes amis, tu étais fidèle en amitié et tu avais une envie, qui ne t’aura pas quitté, de connecter les anciens et les modernes. Nous veillerons à être à la hauteur de cette fidélité et de cette volonté.

Pour terminer, je voudrais revenir aux anciens justement, à Rome là où j’ai débuté ce texte. Je reprends les mots de Marc-Aurèle, le petit-fils d’Hadrien: « Mon ami, tu étais un citoyen de cette grande cité. Que t’importe de l’avoir été cinq ans ou trois ? (…) Que trouves-tu d’exorbitant à être renvoyé de la cité, non par un tyran ou un juge inique, mais par la nature qui t’y a fait entrer ? C’est comme si le préteur qui l’a engagé congédiait de la scène un comédien. « Mais je n’ai pas joué les cinq actes ! Trois seulement ! – Fort bien ! Dans la vie, trois actes font une pièce achevée ! » (…) Pars donc de bonne grâce pour répondre à la bonne grâce de qui te libère. »

Jacky la pièce de ta vie s’achève aujourd’hui, mais telles celles des dramaturges antiques, elle en inspirera beaucoup d’autres.

Au revoir maître, au revoir patron, au revoir ami Jacky.

Matthieu Content